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Sur le temps de la valse à trois temps

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Sur le temps de la valse à trois temps Empty Sur le temps de la valse à trois temps

Message par jmC Mar 21 Avr - 14:09

Ce monde est blanc, il va très vite, il court, il s’affaire comme une fourmilière. Il est blanc et vert en réalité, il y est question de vie et de mort. Parfois il s’épanche en rouge.
On y sauve des vies, « sauver une vie c’est comme sauver un monde », dit le Talmud (M. Sanhédrin 5 : 5). On écoute, on fait rire, le rire est médecin. On s’inquiète. On voit mourir. On est impuissant, on sourit face à la guérison, chaque instant de vie qui se poursuit est une victoire, chaque corps allongé qui se remet à marcher est un espoir.
C’est un monde masqué, on y parle à pas feutrés, on doit répéter plusieurs fois des mots, des phrases, car un masque parle à un autre, on s’y touche avec des gants de délicatesse. Les patients recherchent de l’air, les soignants sont à bout de souffle.
C’est le temps de l’urgence, du devoir, de la mission où les aiguilles de la montre vont trop vite comme si elles étaient prises d’une folie que rien n’arrête. Et lorsque rien n’a pu être fait et que les larmes coulent sur les joues des soignants, et que leurs masques sont humides de l’embrun du cœur, vient le temps de l’accompagnement, d’une sidération de la tristesse, des au revoir trop rapides, interrompus comme une symphonie inachevée.
Ils me racontent leurs souvenirs, des bribes de-ci de-là, ils me confient la mémoire de leur proche, les récits se télescopent, les pans de vie s’entrechoquent. J’ai peur de me tromper, d’invoquer celui-là plutôt que celle-là, j’ai peur de ne pas être à la hauteur de leur hommage. Et pourtant, si les fils de leur existence s’enchevêtrent, c’est peut-être qu’au fond ils sont de la même tapisserie humaine…
Il y a le temps du confinement, les murs des maisons, pour ceux qui ont la chance d’avoir un toit, deviennent des paysages comme des tableaux qui ne bougent pas.
Nous bougeons mais le paysage ne change pas. Il n’est pourtant pas le même pour tous.
Certains toits s’ouvrent sur l’infini du ciel, certaines fenêtres voient la mer, d’autres voient le petit pan de mur jaune de la maison d’en face. Certains creusent leur solitude et broient leurs idées contre les quatre murs de leur confinement, d’autres sont ensemble sans le vouloir, les enfants crient, l’école est à la maison, les livres et les cahiers sont étalés sur la table de la cuisine.
Ce temps-là se distend comme de la guimauve violette dont les enfants goûtent la douceur et que les parents regardent dubitatifs. Ce temps est parfois gris, parfois ensoleillé ; il passe tantôt lentement, tantôt trop vite.
Et puis il y a le temps lent de la valse, le temps du printemps, des bourgeons – celui-là est multicolore. C’est le temps des oiseaux qui volent de branche en branche en continuant leur vie d’oiseau. Je me demande souvent comme un oiseau jauge la capacité d’une branche à soutenir son poids. Il n’y a pas beaucoup d’oiseaux qui se cassent la figure. Peut-être devrions-nous apprendre davantage des oiseaux, voir et prévoir, tâtonner et savoir, apprécier chaque instant, chaque couleur, chaque respiration.
Les trois temps de la valse, l’urgence, l’entre-deux du confinement et la lenteur, ces trois teintes, le blanc-vert, le gris ensoleillé et l’arc-en-ciel se succèdent à toute allure, dansant comme des amoureux fous sur la partition de la vie, sur le temps de la valse à trois temps. Ces temps, ces mondes ne sont pas des espaces clos. Ceux qui travaillent dehors et dans l’urgence connaissent le confinement du soleil qui se couche ou qui se lève. Ils ramènent les nuages de leurs pensées, de leurs espoirs à la maison. Ceux qui restent entre quatre murs sortent parfois et ressentent l’angoisse du monde, du dehors, ils croisent des masques, gardent leurs distances, observent les devantures fermées, le monde en pause.
Mais parfois, ils savent apprécier l’instant. J’ai vu un enfant sur un camion en jouet, enjoué, s’arrêter comme une voiture au passage piéton. Des voitures, il n’y en avait pas. La rue était devenue son terrain de jeux triomphant. J’ai vu des amoureux s’embrasser amoureusement sur la chaussée comme sur une photo de Doisneau en noir et blanc. L’impossible est devenu possible. J’ai vu tant de mains s’entraider de loin, sans faire de bruit.
Alors je regarde les nuages et le soleil qui s’invite dans leurs creux cotonneux et les rend impudiquement transparents. Et ceux plus sombres et froncés, qui les toisent avec désapprobation. Je perçois le ciel balayé d’un large pinceau qui les efface et les redessine sans fatigue, qu’aucun oiseau métallique ne perturbe. Je vois les petites cheminées sur les toits qui tendent leur verticale comme des doigts interrogeant le ciel, et j’imagine ton visage apparaître dans la lumière de l’espoir.
Et les oiseaux donnent l’exemple, ils volent d’un monde à l’autre en les peignant de leurs plumes de couleurs chaudes, de la rapidité à la lenteur, ils chantent, imperturbables. C’est à nous de nous envoler sur la partition de leur chant, comme des notes de musique, et de garder le cœur sensible, le cœur présent à l’instant.

Pauline Bebe est rabbin de la communauté juive libérale d'Ile de France.
Article paru dans La Croix du 21 avril

jmC
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